Pauvres humains qui le bonheur attendez,
Haut les cœurs ! Et mes paroles écoutez.
S'il est permis de croire fermement
Que, par les astres qui sont au firmament,
L'esprit humain puisse de lui-même parvenir
À prophétiser les choses à venir,
Ou si l'on peut, par une divine puissance,
Du sort futur avoir connaissance,
Au point de sûrement conjecturer
Du lointain avenir le cours et la destinée,
Je fais savoir à qui voudra l'entendre
Que l'hiver prochain, sans plus attendre,
Et même plus tôt, en ce lieu où nous sommes,
Il surgira une race d'hommes
Qui, lassés du repos, dégoûtés de ne rien faire,
Iront d'un libre pas et en pleine lumière
Pousser les gens de toute condition
À s'affronter en rivales factions.
Et si l'on veut les croire et les écouter,
Quoi qu'il doive advenir, quoi qu'il doive en coûter,
Ils feront entrer en conflit, visiblement
Les amis entre eux et les proches parents ;
Le fils effronté ne craindra point la honte amère
De se dresser contre son propre père ;
Même les grands, de haut lieu sortis
Par leurs sujets se verront assaillis
Et les devoirs d'honneur et de déférence
Perdront alors toute valeur et tout sens
Car on dira que chacun à son tour
Doit s'avancer puis faire demi-tour ;
À ce propos, il y aura tant de mêlées,
Tant de combats, de venues et d'allées,
Que nulle histoire relatant grandes merveilles
N'a fait allusion à une agitation pareille.
On pourra voir alors maint homme de valeur
Poussé par l'aiguillon de jeunesse et l'ardeur
Accordant trop de foi à cet appel violent,
Mourir en sa fleur et vivre peu de temps.
Et nul ne pourra délaisser ce labeur
Une fois qu'il y aura mis tout son cœur,
Sans avoir empli par querelles et débats
Le ciel de tumulte et la terre de pas.
C'est alors qu'auront la même autorité
Hommes sans foi et gens de vérité ;
Car tous adopteront les positions passionnées
De la foule ignorante, insensée :
Le plus lourdaud sera choisi pour juge.
Oh ! dévastateur et pénible déluge !
Je dis déluge avec de bonnes raisons,
Car ces épreuves ne seront plus de saison
Et la terre n'en aura délivrance
Que quand jailliront en abondance
De soudaines eaux, dont les mieux trempés,
Surpris en combattant, se verront inondés,
Et ce sera bienfait, car à ces joutes occupé,
Leur cœur n'aura pas su épargner
Ces troupeaux d'innocents animaux
Que, de leurs nerfs et de leurs vils boyaux,
Il ne soit pas fait aux dieux sacrifice
Mais objets qui aux mortels rendent service.
Et maintenant je vous laisse à penser
Comment tout cela pourra se passer
Et quel repos, dans une crise si profonde,
Pourra trouver le corps de la machine ronde !
Les plus heureux qui le plus d'elle retireront
De ne la perdre ni la gâcher s'efforceront
Et tâcheront de plus d'une manière
De la détenir et de la garder prisonnière,
Si bien que la pauvre, déchiquetée,
N'aura recours qu'auprès de qui l'aura créée ;
Et pour accroître la tristesse de son destin,
Le clair soleil, avant que d'être à son déclin,
Laissera tomber l'obscurité sur elle,
Plus dense qu'en éclipse ou qu'en nuit naturelle ;
Elle perdra d'un coup sa liberté
Et sa faveur due au ciel avec sa clarté
Ou pour le moins elle demeurera isolée.
Mais, avant cette chute désolée,
Longtemps elle aura manifesté clairement
Un violent et si grand tremblement,
Que l'Etna ne fut pas tant bouleversé
Quand il fut sur un fils de Titan jeté ;
Et c'est moins brusque qu'il faut se représenter
Le mouvement que fit Ischia
Quand Typhée si fort se courrouça
Que dans la mer les monts il précipita.
Ainsi, elle sera mise en peu de temps
En triste état et si souvent cédée
Que même ceux qui conquise l'auront
À leurs successeurs tenir la laisseront.
Alors sera proche le moment propice
Pour mettre un terme à ce long exercice,
Car les grandes eaux dont nous avons parlé
Pousseront chacun à se retirer ;
Toutefois, avant de se séparer,
Dans l'air on pourra nettement remarquer
Une grande flamme dont le souffle brûlant
Mettra fin à l'inondation et à l'affrontement.
Au reste, après la conclusion de ces événements,
Les élus retrouveront joyeusement
Tous leurs biens et la manne que le ciel dispense
Et de plus, honorés d'une récompense,
Seront enrichis. Et les autres à la fin
Se retrouveront tout nus. Cette raison est donnée enfin Pour que ces épreuves ainsi terminées
Chacun ait le sort qui lui était destiné.
Voilà les conventions. Il faut révérer
Celui qui jusqu'à la fin pourra persévérer !
Quand la lecture de ce document fut achevée, Gargantua poussa un profond soupir et dit à ceux qui se trouvaient là :
« Ce n'est pas d'aujourd'hui que les gens ramenés à la foi en l'Evangile sont persécutés; mais bienheureux celui qui ne faillira pas et tendra toujours au but que Dieu nous a fixé par son cher Fils, sans en être distrait ni détourné par les tentations de la chair. »
Le moine dit :
« Dans votre esprit, que pensez-vous que cette énigme désigne et représente ?
– Quoi ! dit Gargantua, c'est le cours et la persistance de la vérité divine.
– Par saint Goderan ! dit le moine, ce n'est pas mon interprétation : le style est celui de Merlin le Prophète. Trouvez-y des allégories et des significations aussi profondes que vous voudrez et ratiocinez là-dessus tant qu'il vous plaira, vous et tout le monde. Pour ma part, je pense qu'aucun autre sens n'y est enclos qu'une description du jeu de paume en termes obscurs. Ceux qui poussent les gens à s'affronter, ce sont les organisateurs de rencontres, qui sont en général des amis ; après les deux premiers services, celui qui était sur le terrain en sort et un autre y entre. On se fie au premier qui dit si la balle est passée en dessus ou en dessous du filet. Les eaux, ce sont les sueurs ; les cordes des raquettes sont faites de boyaux de moutons ou de chèvres ; la machine ronde, c'est la pelote ou la balle. Après la partie, on se réconforte devant un feu clair et l'on change de chemise puis on banquette volontiers, mais ceux qui ont gagné le font de meilleur cœur que les autres. Et grand' chère ! »
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